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Le dernier jour du mois d’Apap, alors que le Nil venait une fois de plus de déborder de son lit et d’envahir la plaine où se reflétait le pâle ciel hivernal, Touthmôsis fit venir Hatchepsout auprès de lui. La célébration de son anniversaire venait de s’achever et elle entrait à présent dans sa seizième année. Toujours farouchement attachée aux pagnes courts de son enfance, on commençait à deviner la douce courbe de ses hanches et la rondeur de sa poitrine sous les bijoux qu’elle adorait. Dédaignant les perruques, elle portait les cheveux libres qu’elle ornait toutefois de nombreux diadèmes d’or et d’argent.

Un vent de changement soufflait sur le palais. La saison n’était guère agréable. Les moustiques avaient fait leur apparition et la maladie commençait à terrasser les enfants. Le pharaon se sentait particulièrement mal à l’aise. Seule Hatchepsout était de belle humeur et tous attendaient l’orage avec impatience.

Touthmôsis accueillit aimablement sa fille, l’embrassa et disposa devant elle du vin chaud et des pâtisseries. Elle s’assit sur le bord de son siège, les yeux fixés sur son père, debout en face d’elle, les mains sur les hanches.

— La nouvelle année approche et avec elle de grands changements, dit-il. Voilà longtemps que tu es prince héritier, Hatchepsout. Ce titre est réservé aux enfants ; or, tu n’es plus une enfant. Je suis fatigué et j’ai besoin à présent de l’aide d’un régent. Nous allons faire un voyage tous les deux, une tournée royale. Je vais enfin te montrer ton royaume et ses merveilles. Ainsi tu n’en apprécieras que mieux le don que t’ont fait les dieux. À notre retour, je te ferai couronner héritière royale.

— Allez-vous m’épouser, père ? À présent que mère est morte, vous avez besoin d’une autre femme de sang royal pour conserver le trône ?

Il éclata de rire, ce qui contraria fort Hatchepsout.

— Ma question est bien naturelle ! On m’a toujours dit qu’un pharaon devait légitimer son trône en épousant une femme de lignée royale, et puisque vous semblez immortel, cher père, j’imagine que vous devez m’épouser.

— Penses-tu que j’aie besoin d’une autre épouse pour légitimer mon pouvoir ? Moi qui, depuis de si longues années, suis maître du sort de l’Égypte ? Non, Hatchepsout, un tel mariage est inutile. Je t’ai promis la double couronne et tu l’auras, mais la tâche sera lourde. Es-tu prête ?

— Je suis prête depuis des mois, lança-t-elle, et mon impatience est extrême. Mais j’ai confiance en vous. Amon m’a engendrée pour cela. C’est vous qui me l’avez dit et j’en suis intimement persuadée. Je gouvernerai bien ; j’en suis également persuadée.

— Oui, c’est pour cela que tu es née, Hatchepsout, dit-il en s’approchant d’elle. De même qu’Inéni est né pour dessiner et Pen-Nekheb pour combattre. Mais tu dois savoir que tous ne voient pas d’un bon œil ton accession au trône. Et si ma mort survient trop tôt, tu risques des ennuis avec les légitimistes.

— Bah ! Ces vieillards plongés dans leurs grimoires… L’armée vous est fidèle, elle me le sera également ; qui d’autre aurai-je à craindre ?

— Tu m’étonnes. Tu n’as effectivement rien à craindre de l’armée. Les soldats t’estiment, toi le prince capable de toucher la cible depuis un char lancé à toute allure. Mais qu’en est-il de Touthmôsis, ton frère, et des prêtres d’Amon ?

— Touthmôsis n’a pas plus d’ambition qu’un moustique ! Tant que vous le fournirez en femmes et en mets raffinés, il se tiendra tranquille. Quant à l’habile Ménéna, il y a longtemps que vous l’avez chassé.

— Oui, mais nombreux sont les prêtres qui pensent que sous la férule d’une femme le pays va s’affaiblir, que les frontières seront de nouveau menacées, et que le tribut des Kouchites ne sera plus versé aux mains avides des serviteurs du dieu. Ils iront se mettre au service de Touthmôsis jusqu’à ce qu’ils constatent combien il redoute les dangers du combat.

— Que dois-je faire alors ?

— Laisse-moi te couronner et travaille à mes côtés. Apprends de ton mieux l’art de gouverner, et ainsi, à ma mort, peut-être seras-tu capable d’étouffer dans l’œuf les sursauts de révolte qui ne manqueront pas de se produire.

Elle se leva vivement et se mit à marcher de long en large.

— Cela promet d’être difficile. Je commence à comprendre les craintes de Néférou, bien qu’au plus sombre de ses cauchemars elle n’eût jamais imaginé que le trône d’Égypte pût me revenir un jour. Je vais être la reine. Mais non, plus que reine. Je vais être pharaon !

— À ma mort seulement, lui rappela Touthmôsis amusé. Mais il se peut qu’alors tu sois lassée des corvées du pouvoir et préfères la tendre couche d’un mariage avec Touthmôsis à l’inconfortable trône royal.

Il s’amusait à la provoquer, mais devant son regard horrifié, il cessa bien vite de sourire.

— Ô père ! Plutôt coucher avec le plus humble des soldats qu’avec Touthmôsis, dit-elle en frémissant. Je ne peux pas supporter les imbéciles.

— Méfie-toi ! ajouta-t-il sèchement. Ne parle plus jamais de ton frère en ces termes ! Ta mère avait raison de redouter ta langue trop bien pendue ! Il se peut qu’en dépit de tous mes décrets, ton frère obtienne plus qu’on ne croit. Il peut encore monter sur le trône d’Horus.

— À ma mort seulement, répondit Hatchepsout. À ma mort.

— Je l’espère. Nous consacrerons le mois de Mésore à visiter les anciennes merveilles de ce pays et tu te dois de rendre ainsi hommage aux dieux dont les tombeaux t’attendent. Tu seras couronnée à notre retour. Après avoir consulté de nombreux astrologues, j’ai choisi le début de la nouvelle année pour la cérémonie. Consacre le reste de ce mois à te préparer, et ne souffle mot à quiconque, car j’ai l’intention d’attendre notre retour pour annoncer cela. Tiens compte aussi des doutes que tu pourrais avoir. Tu dois te sentir convaincue que c’est bien cela que tu veux. En es-tu bien sûre ?

— Je n’ai pas besoin d’y penser plus longtemps, répliqua-t-elle fermement. Je n’ai aucun doute à ce sujet et n’en aurai jamais. Ce don n’est pas seulement le vôtre, pharaon. Je sais de toute éternité qu’il est aussi celui du dieu. N’ayez aucune crainte. Je gouvernerai bien.

— Je n’ai aucun doute à cet égard ! À présent va rejoindre tes chats et tes fleurs, et profite bien des derniers jours de réelle liberté qui te restent.

Elle l’embrassa sur la joue et s’élança vers la porte.

— Je serai toujours libre, père, car je ne fais que ce que je veux. Chaque homme devrait agir ainsi. Mais, puisque ce n’est pas le cas, les forts commandent aux faibles comme Touthmôsis.

Elle s’éclipsa en dansant et le pharaon se fit apporter ses cartes. Aucun dieu ne devait être oublié et les rives du Nil étaient parsemées de tombeaux, tout au long de son cours majestueux.

Une semaine plus tard, Senmout reçut un rouleau des mains d’un messager royal. Il l’emporta sur-le-champ dans ses appartements, car il était en train de déjeuner avec Bénya dans le quartier des ingénieurs. Ce n’était pas une lettre de son père et, les mains tremblantes, il rompit le sceau imposant. De noirs hiéroglyphes lui apparurent alors.

 

« Je suis sur le point de m’embarquer avec mon père et serai absente tout le mois de Mésore. Poursuivez le travail que je vous ai assigné. J’entends commencer les travaux dès mon retour. Je vous offre mon esclave Ta-kha’et, traitez-la selon votre bon plaisir. Ne la laissez pas oisive. »

 

Le rouleau était signé, au nom d’Hatchepsout, par Anen lui-même, le grand scribe royal. À peine Senmout eut-il terminé sa lecture, qu’un coup retentit à la porte.

— Entrez ! cria-t-il.

Ta-kha’et se glissa dans la pièce et se prosterna à ses pieds. Senmout regarda avec stupéfaction sa lourde chevelure rouge répandue sur le sol.

— Debout !

Elle se releva et demeura devant lui, les yeux baissés.

— Mais que suis-je censé faire de toi ? lui demanda-t-il. Regarde-moi !

De grands yeux verts le fixèrent et il put y lire une grande joie.

— Le prince héritier m’a donnée à vous pour que vous ne sortiez plus jamais en plein soleil sans khôl, dit-elle, d’une voix perchée à l’accent très prononcé. (Sa peau était pâle, presque blanche, mais il savait qu’elle venait d’un pays très lointain.) Le prince a dit aussi que je devais vous distraire pendant son absence et vous rendre les nuits d’hiver moins pénibles.

— D’où viens-tu ? lui demanda Senmout en souriant. Où es-tu née ?

Elle le regarda quelques instants sans comprendre puis, avec un éloquent mouvement d’épaules, répondit :

— Je ne sais pas, Maître. Je me souviens qu’il faisait très froid, qu’il y avait la mer… Je suis restée longtemps au service du fils du vizir du Nord.

— Comment donc es-tu arrivée au palais ?

— Le prince Hapousenb m’a offerte à Son Altesse à cause de mon talent dans l’usage des cosmétiques.

Senmout finit par éclater de rire et elle lui sourit.

— Je suppose que tu as d’autres talents ?

Elle baissa les yeux et s’appliqua à lisser les pans de son pagne.

— Ce sera à vous d’en juger, Maître.

— Nous verrons. Tu es toutefois un don précieux.

— Je l’espère. Le prince m’a recommandé de faire mes preuves le plus vite possible.

Il la renvoya, puis s’assit au bord de son lit en souriant. Il retourna enfin à ses travaux et dîna de nouveau avec Bénya. Lorsqu’il rentra chez lui, protégé des rigueurs de l’hiver par son manteau, il trouva un brasier rougeoyant dans un coin de la chambre, les lampes allumées, et l’encens qui brûlait devant le petit autel dédié à Amon.

Ta-kha’et le salua dès son arrivée. Le léger vêtement qu’elle portait faisait comme un halo autour de sa silhouette ; elle avait joliment orné ses cheveux tressés de fleurs mauves et vertes.

— Désirez-vous du vin aux épices pour vous réchauffer ? lui demanda-t-elle tandis que son regard semblait lui proposer de plus enivrants réconforts.

Il ne put lui répondre. Il s’avança vers elle, lui abandonnant son manteau qui glissa de ses épaules ; elle le déposa sur un tabouret, derrière elle, et se retourna vers lui. Ses mains se mirent à lui caresser les épaules, et Senmout glissa un bras autour de sa taille en l’attirant à lui. Il fut envahi d’une bouffée de lourd parfum alors que ses lèvres recherchaient la tiédeur de son cou. Elle rit doucement en le conduisant vers sa couche. Les petites lampes étaient sur le point de s’éteindre lorsqu’il lui adressa de nouveau la parole.

Et c’est ainsi que Senmout, paysan, prêtre et architecte, finit par perdre sa virginité. Il tomba amoureux de Ta-kha’et, de ses silences, de ses élans de passion soudains et muets. Sa présence réconfortante lui permit de se livrer plus efficacement à ses travaux. « Le petit prince devait bien se douter qu’il en serait ainsi, pensa-t-il avec amusement. Comme elle est perspicace et astucieuse ! »

Il retournait à ses plans avec un nouvel entrain et à sa couche avec un appétit toujours renouvelé.